Lorsque je suis entré à Sciences-Po, en 1985, un maître de conférences nous a proposé de faire l’inventaire de ce qui, matériellement, avait changé dans le quart de siècle écoulé – autant dire, à l’époque, depuis le début des années 1960. Sans doute voulait-il nous aider à mieux sentir l’importance, en histoire, du milieu environnant… Je me souviens d’avoir mis en avant l’expansion de l’automobile, du téléphone, de la télévision ; vanté les exploits de la chirurgie ; souligné les avancées conquérantes de la grande distribution ; mis en exergue la place qu’avaient prise, dans notre vie, le réfrigérateur ou la photocopieuse…
L’autre matin, je me suis amusé à refaire l’exercice : j’ai donc répertorié les innovations liées à la technologie, survenues depuis trois décennies. Cela donne le vertige. Certaines ont déjà fait leur temps : le « fax », le CD ; d’autres ont trouvé leur place – le four à micro-ondes, le GPS… Mais l’essentiel est ailleurs : dans l’accès de tous à l’informatique et – plus encore – dans l’explosion de la téléphonie mobile. Ces lames de fond ont balayé les vieilles habitudes et transformé nos existences de fond en comble. Nous avons vu se renforcer à vue d’œil le lien de chacun, ou presque, avec Internet. Nous nous sommes habitués au « temps réel » et à la « transparence ». Et je ne parle ni du multimédia, ni des jeux vidéo…
Il faut visualiser tout cela pour prendre la dimension de ce que l’on appelle la révolution numérique – aussi importante, sinon davantage, que celle de l’imprimerie, à la fin du XVème siècle, ou celle de l’industrie, au tournant du XIXème. Le bouleversement induit de toutes nos habitudes – renforcé par l’obsession sécuritaire née du 11-Septembre, par le surdéveloppement de la télésurveillance, de la « traçabilité » et, d’une manière générale, du contrôle social – peut donner le sentiment, en vérité bien étouffant, de l’avènement d’un monde conforme, à peu de choses près, aux prophéties d’Orwell. Big Brother était annoncé pour 1984 ; trente ans plus tard, son omniprésence ne semble plus déranger grand monde.
Revoyez quelques films de Claude Chabrol, tournés au milieu des années 1980 : Poulet au vinaigre, par exemple, autour de Jean Poiret, ou bien Masques, avec Philippe Noiret… Ces fidèles miroirs du quotidien vous aideront à mieux prendre conscience du chemin parcouru : les cabines téléphoniques de l’époque, ainsi que les gros postes de télévision, nous font sourire, évidemment – mais ce n’est que l’écume ! Car au-delà des choses obsolètes, ce qui frappe dans ces films, c’est un certain air de quiétude et de tranquillité, c’est le sentiment foncier d’insouciance qui semble avoir régné alors et paraît s’être volatilisé. Où l’on mesure le chemin parcouru en si peu de temps… « Et tous les progrès accomplis », diront les uns – « et toute la douceur perdue », répliqueront les autres. J’appellerais cela, pour un peu, le test de Chabrol ; faites-le : rien n’en vaut l’expérience.