Déformation professionnelle : chaque année, mon anniversaire me ramène au 12 octobre 1967 et au tableau de toute une époque – avec, sous-jacente, cette question forcément nombriliste : « dans quel monde ai-je vu le jour ? »
En ce temps-là, l’Europe était enfin remise du grand cataclysme des années 1940, et la France, enfin sortie du bourbier colonial. Au lendemain de la Guerre des Six-Jours, et sur fond de conflit au Vietnam et au Biafra, le général de Gaulle évoquait, depuis la Pologne, « l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural »… Les Français le suivaient sur les sentiers épiques d’une ultime épopée, entre la mise sur pied de la force de frappe et l’installation d’une société de consommation, entre le lancement du paquebot France et les premiers essais de Concorde… Ils étaient, ces Français – à peine plus de six mois avant le grand basculement socio-culturel de Mai 68 – ballotés entre une douceur de vivre bon-enfant et la dureté foncière de modes de vie plus rigides.
Notre peuple était-il, pour reprendre une question posée la semaine dernière par le magazine Marianne, plus heureux il y a quarante-six ans ?
D’un côté, il paraît certain que les gens d’alors se nourrissaient mieux, s’amusaient davantage et étaient à la fois plus optimistes et moins stressés que ceux d’aujourd’hui. D’un autre, ils étaient moins bien pris en charge, moins bien soignés, moins écoutés et accompagnés… C’était une époque sans chasse aux fumeurs, sans dépistage du cancer et sans permis à points, sans garde-fous autour des piscines, des ascenseurs et des voies du métro…
Mais ce qui, me semble-t-il, marque une différence essentielle, c’était la liberté de pensée et d’expression qui devait y régner ; depuis lors, les libertés se sont accrues dans maints domaines, les codes sociaux ont volé en éclat, les médias ont acquis plus d’autonomie, les moyens d’expression ont cru dans des proportions folles – et cependant il est plus difficile, incomparablement, de faire entendre une opinion divergente ou simplement différente. La police de la pensée n’a plus besoin de censeurs et d’inquisiteurs patentés ; elle a désormais gagné les esprits, pour les formater en douceur, à coup d’autocensure et de conformisme intégré.