Serions-nous en train d’observer notre propre agonie ? Assisterions-nous à la mort de la civilisation occidentale, comme Végèce vécut de l’intérieur le déclin de l’Empire romain ? Cela me paraît probable – même si je peine à écrire cela sans trembler.
L’Europe et ses satellites marquent le pas sur tous les fronts : le centre de gravité de la planète humaine s’est déplacé vers l’Asie, et c’est à Shanghai, désormais, et à Singapour, que va s’écrire l’histoire des siècles qui viennent… Comme aux montagnes russes, quand le wagonnet amorce l’ultime virage avant la descente, la plupart des passagers ferment les yeux ; mais un petit nombre s’efforce de les garder ouverts…
Depuis plus de trente ans, je lis et reprends toujours la synthèse élaborée, vers le milieu du dernier siècle, par un grand historien britannique : Arnold J. Toynbee. A Study of History se propose de tirer les enseignements de la vie et de la mort des civilisations connues. Selon Toynbee, ces ensembles humains progressent par une succession de réponses à de grands défis ; puis ils déclinent lorsqu’il leur devient impossible de bien réagir aux stimuli du monde.
De ce point de vue, force est d’admettre qu’autrefois, notre civilisation a relevé plusieurs défis majeurs : notamment les invasions barbares, l’explosion démographique du XIIIe siècle, l’imprimerie et la diffusion des connaissances, la révolution industrielle… Aujourd’hui, je crains qu’elle n’échoue face à la gageure suprême : l’éclatement de tous les modèles, sous les effets conjugués d’Internet et de la mondialisation.
Pour décrire le processus de nécrose à l’œuvre, tôt ou tard, dans la civilisation « grisée par le succès », Toynbee recourait à la trilogie grecque : koros – hybris – atè, que l’on pourrait traduire par « satiété – démesure – désastre ». La satiété, il semble que le vieil Occident l’ait connue grâce au triomphe, voilà un bon demi-siècle, de l’Etat-providence et de ses avantages. La démesure, elle règne depuis un quart de siècle, et creuse partout des déficits abyssaux, impuissants à combler les besoins sans cesse accrus de populations couvées. Le désastre, à présent, nous guette – que nos contemporains l’acceptent ou qu’ils le refusent.
Quelle forme va prendre cette chute annoncée ? Crispation ou dilution ? Décadence des élites ? Déferlements barbares, désordres sociaux, affrontements religieux ? Un peu de tout cela, peut-être. Pour commencer…
Ce qui est vraisemblable, c’est qu’il restera peu de chose, au final, après l’écroulement – sinon l’intense nostalgie d’un monde où la technique la plus pointue se sera longtemps accommodée d’un haut niveau philosophique et spirituel. De notre Occident, resteront sans doute les images imbriquées de manufactures, d’usines et de marchés, certes – mais jamais éloignées vraiment des salons, des théâtres et des monastères… Ou le transcendant composé de Wall Street et du Mont Saint-Michel.
Bonjour Franck. Je ne trouve pas la version française de « A study oh History » d’Arnold J. Toynbee. Pourriez vous me donner les références de l’éditeur ?
«L’Histoire» par Toynbee assisté de Jane Caplan, abrégé de son grand œuvre, a été réédité par Payot en 1996. C’est grâce à ce billet et à Testart, qui mentionne Toynbee dans Avant l’histoire, que j’ai découvert cet ouvrage passionnant.