L’indignation suscitée par les pratiques déloyales de Patrick Buisson est compréhensible. L’ancien chef de l’Etat et son entourage se sentent trahis, trompés, même « violés » – pour reprendre le terme un peu fort d’Henri Guaino. Tout cela se conçoit : la méthode employée n’est pas correcte ; enregistrer les gens à leur insu n’est pas acceptable. Quant au risque politique, voire diplomatique, engendré par la présence, quelque part dans la nature, de ce qui pourrait relever du secret d’Etat, personne ne songerait à le prendre à la légère.
Il n’empêche : pour l’historien, la matière ainsi collectée relève plus ou moins du Graal. Qui n’a rêvé, parmi ceux qui font profession de garder trace des choses et d’en tirer l’enseignement, de pouvoir ainsi pénétrer dans le saint des saints du Pouvoir ? Qui n’a jamais nourri le fantasme d’être petite souris à l’Elysée ?
Oserai-je le dire ? Si Patrick Buisson avait pu garder parfaitement secrète l’existence de cet inestimable corpus de propos historiques, s’il avait su mettre à l’abri ces enregistrements pour les communiquer – uniquement – aux historiens de demain ou d’après-demain, l’opprobre à son encontre aurait été bien moins unanime. J’imagine même, dans un siècle ou deux, la gratitude dont auraient pu lui témoigner certains historiens.
Ne sommes-nous pas reconnaissants à Sourches et à Dangeau de nous informer, sans discrétion, des moindres déplacements, des plus petites rages de dent de Louis XIV pendant un demi-siècle ? Ne tressons-nous pas des couronnes de roses à Mme Du Hausset pour nous avoir révélé – parfois avec une incroyable crudité – les propos intimes de Louis XV chez Mme de Pompadour ? N’avons-nous pas, récemment encore, porté Caulaincourt aux nues, de n’avoir rien celé des crises de désespoir de Napoléon à Fontainebleau, aux heures pénibles du printemps 1814 ? Et que dire du délectable Verbatim de Jacques Attali ?
Les éditions Perrin viennent de rééditer, dans la collection Tempus, les sténographies – ultrasecrètes à l’époque – des réunions tenues par Hitler à son Grand Quartier général. Cet ouvrage – Hitler parle à ses généraux, présenté par Helmut Heiber – est une mine de renseignements utiles à une meilleure compréhension des arrière-pensées du Führer. Certes, ces propos n’ont jamais été captés à l’insu des intéressés ; mais en leur temps, il n’était nullement question, pour autant, de les destiner à une publication quelconque ! Or, avec le recul, les historiens d’aujourd’hui savent un gré infini à deux membres de l’ex-service sténographique allemand d’avoir transmis aux Américains les scripts dont nous faisons notre miel…
Qu’on me permette donc d’estimer que – mis à part toute considération morale sur la loyauté requise d’un confident – ce qui heurte avant tout les consciences, à propos de l’indiscrétion dont on parle, c’est sa terrible et redoutable précocité. Dans vingt ans, on en eût souri. Dans un siècle, tout le monde aurait applaudi.
Voilà une prise de position courageuse. Monsieur Ferrand n’a pas peur de se faire de nouveaux ennemis ….